Est-il trop tard pour s'en rendre compte ?

Publié le par Marie Poisson

Eric Fassin, "L'individu minoritaire"

Article de 2001, publié dans "Vacarme".

 

 

 

Durant la première moitié des années 1990, en France, la rhétorique républicaine renvoyait tout discours minoritaire dans l’enfer politique d’un communautarisme réputé étranger à notre culture.

La République, nous expliquait-on, ne connaissait, et surtout ne reconnaissait pas les communautés. Sans doute les appartenances de groupe n’étaient-elles pas nécessairement niées, occultées ou réprimées. Du moins n’avaient-elles pas droit de cité - elles n’existaient ni ne devaient exister politiquement. Bien sûr, on pouvait être, et même se dire, femme ou gay, breton ou arabe, tout comme, dans la tradition républicaine, il est possible d’être juif ou musulman, tant que ces appartenances restent confinées dans la sphère privée. La laïcité servait ainsi de paradigme : les identités étaient légitimes, et même leur affirmation, à condition de n’être pas au principe d’une revendication, autrement dit, d’une politisation. C’est que la sphère publique ne tolérait aucune médiation entre la nation et le citoyen, dont nulle communauté ne devait troubler le face-à-face.

Ce modèle national d’une culture politique qu’on disait héritée de la Révolution prenait alors tout son sens par contraste avec les Etats-Unis : « l’Amérique » était censée se fragmenter en communautés « ghettoïsées », sous l’effet conjugué du féminisme et du mouvement homosexuel, de la politique des races et de l’ethnicité. Comme la laïcité pour la France, le multiculturalisme servait ainsi de paradigme pour penser la culture politique américaine dans son ensemble. Cette vulgate s’imposait d’autant plus aisément dans le débat public français qu’elle reprenait les termes de la polémique contre le « politiquement correct » qu’au début de cette même décennie les conservateurs engageaient de l’autre côté de l’Atlantique. Ce que j’ai proposé d’appeler « l’épouvantail américain » se comprenait pourtant moins par rapport aux Etats-Unis qu’en référence à la France. Dans la rhétorique républicaine, « penser l’Amérique », c’était rendre impensable chez nous toute politique minoritaire, condamnée à n’être jamais qu’une politique identitaire, fatalement étrangère à notre culture.

Sans doute ce culturalisme n’allait-il pas sans ambiguïté, puisqu’il revenait, pour conjurer le changement, à invoquer une culture supposée immuable. Ainsi, le multiculturalisme était-il vraiment le principe fondateur des Etats-Unis, toujours déjà inscrit dans leur histoire, ou bien au contraire cette inquiétante innovation ne venait-elle pas, depuis peu, ébranler la nation américaine ? Mais on s’accommodait d’autant mieux de cette ambiguïté qu’elle trouvait sa contrepartie sur le versant français : la tradition républicaine suffisait-elle vraiment à proscrire de notre culture tout communautarisme, ou bien au contraire « l’américanisation » politique nous menaçait-elle aussi ? Bref, le culturalisme avait pour vocation de rendre impensable une évolution redoutée : comme toujours, il servait de rempart contre l’histoire.

Dans ce cas, le déni de l’histoire redoublait d’ailleurs. En effet, le culturalisme de cette rhétorique, renvoyant l’alternative politique actuelle à un contraste national immémorial, permettait aussi d’en faire oublier la construction, alors toute fraîche. Rappelons-le, « l’Amérique » n’a pas toujours été chez nous la patrie du communautarisme ; dans la vulgate intellectuelle antérieure, c’était au contraire le pays de l’individualisme. Avec Tocqueville, les libéraux français des années 1980, moins soucieux de république que de démocratie, loin de dénoncer la culture politique américaine, s’en réclamaient du reste, dans le but revendiqué de finir, c’est-à-dire d’en finir avec la Révolution française. Et s’il fallait s’inquiéter d’un péril démocratique, il n’était pas question de l’aller chercher dans les minorités, mais dans la majorité ; non pas dans la revendication d’une différence, mais dans l’indifférence hédoniste ; non pas dans la fragmentation communautariste, mais dans le conformisme individualiste. Ce ne sont pas seulement les transformations de la société, mais aussi les avatars de la rhétorique, qui s’effacent ainsi au début des années 1990.

C’est à un autre renversement rhétorique que nous assistons aujourd’hui. On pourrait sans doute le faire remonter à 1997 : c’est alors que, la gauche revenant au pouvoir, PaCS et parité sont engagés à l’initiative de la nouvelle majorité . A l’évidence, la politique minoritaire, qu’il s’agisse des homosexuels ou des femmes, ne peut plus dès lors se confondre avec une politique identitaire. Aux républicains, les partisans des deux réformes empruntent en effet l’universalisme : le nouveau statut du couple n’est pas réservé aux homosexuels, et la nouvelle définition de la représentation politique ne suppose aucunement que les femmes représentent leur sexe. En même temps, le partage républicain entre les sphères publique et privée s’en trouve ébranlé : la parité n’est pas sans incidence sur l’organisation de la vie domestique, et le PaCS propose une reconnaissance sociale à des formes de la vie intime. Bref, l’alternative rhétorique des cultures politiques républicaine et communautariste devient inopérante.

(...)

Le rappel à l’ordre social passe donc aujourd’hui par la dénonciation d’un désir excessif, non plus d’égalité, mais de liberté : on a glissé des passions démocratiques à la dérive individualiste. Mais on retrouve cette fois (second recyclage) la référence américaine chère à la rhétorique républicaine des années 1990. L’éphémère rhétorique méta-politique de l’ordre symbolique délaissait le contraste transatlantique : c’est qu’elle n’appuyait pas tant son autorité sur notre culture que sur la culture. En revanche, la nouvelle rhétorique anti-minoritaire peut aisément reprendre à son compte la figure de « l’épouvantail américain » : en basculant du communautarisme à l’individualisme, n’est-ce pas toujours « l’Amérique » qu’on retrouve ? Sans doute les cultures politiques française et américaine n’apparaissent-elles plus irréductiblement étrangères l’une à l’autre, comme c’était le cas dans la rhétorique républicaine : du moins la différence est-elle de degré, sinon de nature, la première préservant des excès de la seconde.

Pourquoi renouer ainsi avec l’anti-américanisme ? C’est qu’alors le libertaire peut être présenté comme libéral. Autrement dit, la critique morale de l’égoïsme rejoint la critique du libéralisme économique : la cohésion sociale n’est-elle pas menacée par le jeu du marché, qui n’est jamais que l’expression du désir de consommation des individus ? On comprend l’importance stratégique de la dénonciation du libéralisme : la critique anti-minoritaire veut ainsi se positionner clairement à gauche, quitte à faire alliance avec les critiques du capitalisme. Nous voici bien loin des années 1980, et même 1990 : alors qu’autour de 1989 le libéralisme politique faisait alliance avec le républicanisme, on voit dix ans plus tard les républicains tenter de faire alliance avec les critiques de la mondialisation. Il est efficace de dépeindre les mouvements minoritaires comme les jouets du libéralisme économique : qu’il s’agisse d’immigration ou de bio-éthique, la revendication « libertaire » ne fait-elle pas le jeu du marché, en traitant le travailleur ou le corps comme des marchandises « libres » ?

Mais la commodité ne le cède en rien à l’efficacité : faute de prendre en compte les déterminations économiques, les revendications minoritaires ne prêtent-elles pas effectivement le flanc à la critique, en considérant les droits des individus de manière désincarnée ? La gauche « culturelle » ne fait-elle pas effectivement l’impasse, dans bien des cas, sur le « social », au double sens de « lien social » et d’« inégalités sociales » ? Il devient ainsi possible à ses adversaires d’enrôler les arguments économiques sous la bannière de la critique morale, d’autant plus qu’il est facile de renvoyer les porte-parole des minorités, femmes ou homosexuels en particulier, à leurs privilèges de classe, en opposant la bourgeoisie minoritaire aux damnés de la terre. La rhétorique anti-minoritaire peut ainsi jouer de l’opposition entre deux gauches - l’ancienne et la nouvelle, l’une bien française, et l’autre réputée « américaine » ; la première, sensible aux enjeux économiques, et la seconde, porteuse des mouvements culturels ; la gauche des rapports de classe et de l’exploitation, et la gauche des minorités et de la domination. Tandis que la première retrouve toujours l’économique en dernière instance, ce n’est qu’en dernier recours que la seconde parle jamais d’économie.

Sans doute l’alliance contre-nature, autour de la rhétorique anti-minoritaire, des critiques du marché et des garants de l’ordre, se rejoignant dans la défense de la cohésion sociale, ne fait-elle aujourd’hui que s’ébaucher. C’est d’ailleurs pourquoi il convient de la penser de manière urgente, afin d’y faire obstacle. Il revient donc à la gauche minoritaire de penser l’articulation des enjeux minoritaires non seulement entre eux, mais aussi avec les enjeux de classe. Pour ce faire, l’étude des rhétoriques qui lui sont opposées n’est pas inutile. En effet, cette analyse pourrait permettre d’en déjouer les pièges. De même qu’hier, les revendications minoritaires gagnaient à ne pas se couler dans le moule rhétorique de l’opposition entre républicanisme et communautarisme, en se laissant assigner une politique identitaire, de même aujourd’hui, ces mêmes revendications bénéficieraient d’une critique du partage rhétorique entre la gauche égalitaire, préoccupée par la seule exploitation économique, et la gauche libertaire, attentive uniquement à la domination que subissent les minorités.

C’est dire que les rhétoriques qu’il convient d’examiner ne se limitent pas à celles des adversaires. En effet, lorsque les rhétoriques s’affrontent, et l’esquisse historique proposée ici tente de l’illustrer, c’est l’affrontement qui définit ensemble, inséparablement et par contraste, les rhétoriques adverses. On le voit bien dans les métamorphoses du racisme et de l’anti-racisme : c’est ainsi qu’aux Etats-Unis, depuis quelques années, renversant des rôles impartis depuis longtemps, le conservatisme a pu reprendre à son compte l’universalisme « color-blind », et même la rhétorique de classe, pour mieux s’opposer aux politiques d’affirmative action défendues par la gauche, ainsi taxée de différencialisme, et soupçonnée de privilégier la bourgeoisie.

Autrement dit, si l’une se définit par rapport à l’autre, plutôt que de se laisser assigner une définition en creux, c’est-à-dire en réaction, il est à l’évidence préférable de renverser les rôles : mieux vaut poser les termes que de se les voir imposer. En cela, comme toujours, les batailles politiques sont aussi des batailles pour définir les représentations. Et qui parvient à définir les termes du débat en a déjà déterminé, avec le périmètre, sinon l’issue, du moins la forme. Il ne s’agit pas d’embrasser ni de répudier « l’individualisme », non plus qu’hier « le communautarisme ». Aujourd’hui, plutôt que de se laisser enfermer dans un débat stérile, dont la rhétorique anti-minoritaire définirait les termes (pour ou contre la norme ; pour la cohésion sociale, ou pour les droits des individus ; contre le marché, ou contre la morale), il convient plutôt de formuler une rhétorique minoritaire fondée, ni sur le rejet, ni sur l’acceptation, mais sur la définition d’une norme démocratique - constituée non seulement par l’exigence d’égalité, mais aussi par le désir de liberté. Il importe donc de repenser les normes, tout à la fois ce qu’elles imposent (à l’aune de l’égalité), et la manière dont elles s’imposent (à l’aune de la liberté). Résister à la rhétorique anti-minoritaire aurait ainsi contribué à définir une rhétorique, mais aussi une politique minoritaires.

https://www.cairn.info/revue-vacarme-2001-4-page-15.htm?try_download=1#no1

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